Ce dix-sept janvier mille neuf cent quatre vingt onze, la maîtresse d’école s’était levée plus triste, plus malheureuse et plus fatiguée que jamais.
D’autant que l’ambiance environnante n’était pas à la fête. Depuis des semaines, des bruits de bottes se faisaient entendre dans le Golfe, où, les troupes de Sadam Hussein, le président dictateur de l’Irak avaient envahi le Koweït. Les américains se préparaient à entrer en action.
Et ce matin du dix-sept janvier mil neuf cent quatre-vingt-dix, la radio diffusait sans cesse des nouvelles alarmantes qui annonçaient que la guerre du Golfe avait commencé.
En arrivant dans sa classe, son cœur était lourd. Heureusement, aujourd’hui, c’était l’anniversaire d’Arnaud. Selon la tradition, on allait le fêter. Les copains inventeraient une histoire pour Arnaud, on lui écrirait de jolies choses, on lui ferait des cadeaux et on partagerait le gâteau après qu’Arnaud ait soufflé toutes ses bougies. Pensez ! Six bougies ! C’était « le premier six ans ! » Les autres enfants étaient plus jeunes et certains devraient attendre encore plusieurs mois avant de les avoir ! Six ans ! Le passeport pour aller à la grande école !
Cette journée serait bonne et lui ferait oublier toutes les mauvaises nouvelles.Comme d’habitude, lorsque tous les enfants furent arrivés, la porte fermée, enfin seule avec eux ; elle les réunit comme chaque matin devant elle, en rond, sur le tapis, face au tableau. C’était rituel. Un moment collectif et riche. Le moment où la maîtresse faisait l’appel et reconnaissait chacun d’eux, le moment propice aux confidences ; le moment privilégié où ils s’exprimaient librement, parlaient de leurs problèmes, de leurs difficultés, (car les enfants en ont, hélas !)
Après avoir mis à jour le calendrier, écrit la date, fait l’appel, elle commença une phrase :
- Aujourd’hui c’est…….
(Elle s’apprêtait à annoncer : aujourd’hui c’est l’anniversaire d’Arnaud, et nous allons fêter comme il se doit celui qui,
le premier, a six ans !)
Et une petite voix s’éleva :
- Aujourd’hui, c’est la guerre !
Arnaud enchaîna :
- Aujourd’hui, c’est mon anniversaire et c’est la guerre ! Joli cadeau qu’on m’a fait !
Le silence s’abattit sur la classe. La maîtresse, prise au dépourvu ne savait comment enchainer. Un malaise pesant se prolongeait.
A cet instant, un avion survola l’école à basse altitude comme cela arrivait souvent. Tous sursautèrent et regardèrent vers la
fenêtre. Un sentiment de peur et d’insécurité se mit à planer. Damien regardait du côté de la fenêtre et sur son visage se peignait
une angoisse, aggravée par un caractère naturellement inquiet.
La maîtresse avait suivi le regard de Damien. Elle avait compris.
- Rassure-toi Damien. Cet avion ne vient pas nous bombarder. La guerre, elle est loin, très loin de chez nous. Nous ne risquons rien aujourd’hui.
Mélanie s’était mise à pleurer. C’était plutôt de soulagement. Cela lui avait fait du bien. On commençait à mieux respirer dans la classe.
On allait fêter le premier six ans et cela les occuperait toute la journée.
Pourtant, le soir, seule dans son appartement, la maîtresse était songeuse. Elle pensait à ses enfants, à leur peur, leur angoisse. Elle sentait qu’elle devait faire quelque chose, ne pas éluder ce problème. Mais comment aborder ce sujet, sans choquer les enfants, sans prendre parti, en restant neutre, et surtout, avec l’assentiment des parents ! Elle marchait sur des œufs ! Que faire ?
Cette nuit-là, elle oublia ses problèmes, et son insomnie fut peuplée d’idées, d’actions et de démarches. Le lendemain, en arrivant dans sa classe, sa décision était prise. Elle aborderait ce sujet, mais avec l’accord, l’aide et l’assentiment des parents.
Elle avait décidé de convoquer les parents à une réunion d’information, le samedi suivant. Elle accrocha une affiche à la porte de la classe, les invitant à venir à l’école le samedi 22 janvier à dix heures.
Ce jour-là, la majorité des parents étaient là. Curieux de savoir ce qui motivait cette réunion. D’emblée, la maîtresse se jeta à l’eau. Elle parla de la peur, des angoisses, des craintes de leurs enfants.
- Depuis plusieurs semaines, la télévision déverse son lot d’images choc, chars d’assauts, bombardements, affrontements des troupes. Vos enfants sont perturbés par ces images. Si vous n’y prenez pas garde, nous allons constater bientôt des troubles du sommeil ou du comportement. Je vous ai réuni pour vous mettre en garde et aussi pour vous proposer de les libérer de toutes les peurs. J’ai l’intention d’aborder le sujet de la guerre, de les faire s’exprimer. Je vous demande votre assentiment et si vous me faites confiance, nous essaierons ensemble d’exorciser cet état de fait, qui nous oblige à vivre dans un climat difficile.
Devant l’attitude coopérative et positive des parents, et certains avouèrent avec quelque honte, qu’ils n’avaient pas mesuré l’impact des images sur ces jeunes êtres, elle décida de se mettre au travail dès le lundi. Elle n’avait pas trop de tout le weekend pour bâtir son projet.
Le lundi, elle rassembla comme de coutume les enfants autour d’elle et après les opérations d’usage, elle dit :
- L’autre jour, vous m’avez parlé de la guerre qui se passe loin de chez nous, dans un pays qui s’appelle l’Irak.
Je pense que vous avez vu beaucoup d’images à la télé, que vous avez entendu autour de vous beaucoup de remarques, de réflexions. Mais moi, ce qui m’intéresse, c’est de connaître votre avis, de savoir ce que vous pensez de la guerre. Parce que, elle est loin, bien sûr, mais il y a longtemps, avant votre naissance, la guerre était chez nous. Que diriez-vous à nos soldats si vous le pouviez ?
Que voulez-vous dire à nos soldats ?
Tout en parlant, la maîtresse avait installé son petit magnétophone. Elle le brancha, puis chercha une bande vierge mais sans succès. En dernier ressort, elle choisit une bande déjà enregistrée. Tant pis, elle était prête à la sacrifier à la cause. C’était un enregistrement de Mozart qu’elle faisait écouter souvent aux enfants, pour goûter un moment de calme : La Messe du Couronnement, suivie des Vêpres Solennelles.
Elle laissa la bande s’enregistrer. Les enfants se mirent à parler, d’abord timidement, puis de plus en plus vite, les pensées fusaient.
Le soir, dans le silence de son salon elle réécouta les voix des petits « bouts d’choux ».
« Moi, je ne sais pas quoi dire… »
« J’espère que vous allez retrouver vos enfants ».
« J’espère que allez retrouver aujourd’hui ou demain vos enfants ».
« J’espère que vous allez revenir très vite en France ».
« J’espère que vous allez retrouver votre famille ».
« J’espère que vous allez retrouver votre maison »
« J’espère que vous allez bientôt retrouver votre femme ».
« J’espère que vous allez retrouver votre papa ».
« J’espère que vous allez bientôt revenir ».
Que pensez-vous de la guerre ?
« J’espère que cette guerre s’arrêtera bientôt ».
« C’est pas beau la guerre ».
« Dans la guerre, il fait pas beau ».
« Arrêtez la guerre ! ».
« Ceux qui veulent la guerre sont des zinzins ! ».
« J’espère qu’il y aura pas beaucoup de blessés ».
« J’espère qu’il y aura pas trop d’explosions ».
« Il faut qu’ils posent leurs armes ! ».
« Tous les soldats doivent poser leurs armes ! ».
« Et détruisez les armes ! ».
Quels messages voulez-vous adresser à nos soldats ?
« Il fait beau aujourd’hui ».
« Demain, c’est Mardi Gras ».
« On pense à vous à l’école Camille Desmoulins ! ».
« A l’école Camille Desmoulins, on vous aime très fort ! ».
« Chez nous, on est protégé ».
Que d’espoirs exprimés ! Que de phrases commençant par : « j’espère… » ! Que d’espérances !
La maîtresse écoutait et réécoutait ces dernières notes d’espoir qui se prolongeaient par la musique de Mozart, qui, bien qu’amputée de quelques notes- mais il y en avait tant chez Mozart !- ajoutait une note de plus à cet enregistrement : l’émotion. Elle décida de ne pas l’effacer. Mais une question cruciale se posait. Comment faire parvenir cette cassette à leurs destinataires si loin, là-bas dans le Golfe ?
Elle s’endormit sans trouver de réponse, mais cette nuit, elle dormit plus sereinement. Son radio réveil se mit en route comme tous les matins vers six heures trente. Il déversait son flot de mauvaises nouvelles. Mais soudain, la voix du ministre des armées se fit entendre :
« Si vous voulez soutenir nos troupes, si vous voulez leur apporter un peu de chaleur, vous pouvez leur écrire. Adressez vos lettres à Paris, au ministère et nous nous chargeons de les acheminer vers le Golfe. Vos lettres seront distribuées au hasard, à nos soldats. Soyez nombreux à leur écrire. Je vous en remercie en leur nom ».
En arrivant en classe, elle annonça :
« Votre cassette nous allons l’envoyer à nos soldats. Je sais à qui l’adresser. Mais je ne sais pas qui va la recevoir
et si nous recevrons une réponse. C’est loin le Golfe et avec la guerre…. »
« Ca fait rien maîtresse. Mais on pourrait aussi faire des dessins ? »
« Et aussi écrire une lettre…. »
« Et même des photos de nous… »
«Et aussi une lettre de toi pour expliquer… »
« Et si les parents mettaient un petit mot aussi ? »
« Il faudra une grande enveloppe ; on peut ?... »
« Bien sûr ! Vous avez de bonnes idées ! Allez, au travail et tout de suite ! Moi, je ferai ma lettre tranquillement chez moi,
ce soir.
Et je vais mettre une grande feuille de papier à la porte de la classe et inviter les parents à écrire quelque chose ».
Chacun se mit à l’ouvrage, le cœur vaillant et léger, conscient d’accomplir quelque chose de grave et qui les engageait.
Il fallut plusieurs jours pour mettre au point ce merveilleux projet. De la guerre et de la peur qu’elle inspirait, il n’en était plus question.
Toute l’énergie était dirigée vers cet envoi que l’on allait faire. Les enfants mettaient tout leur cœur pour faire les plus beaux dessins
dont ils étaient capables. Ils n’avaient qu’un seul désir : faire plaisir et apporter de la joie à un soldat avec des crayons de toutes les
couleurs.
La maîtresse avait fait quelques photos des enfants, pendant la récréation, en train de courir dans la neige, de faire des boules de neige, de tirer une luge et même de pousser un traîneau avec une maîtresse qui s’amusait autant que les enfants.
Elle avait acheté une carte postale représentant un edelweiss :
- Nous joindrons cette carte à notre envoi. L’édelweiss est une fleur porte-bonheur et nos soldats en ont grandement besoin.
Mais ce qu’elle taisait à ses enfants, c’était la vraie raison de ce choix. Elle se souvenait d’une carte que sa mère avait reçu en 1940 de son père. Elle était faite d’un édelweiss, une vraie, qu’il avait cueilli lui-même, en escaladant un sommet. Il était soldat dans l’artillerie de montagne et son régiment était cantonné dans les Alpes. Et sur la carte, il avait tracé ces mots : « J’ai cueilli cette modeste fleur pour toi, en risquant une chute, dans l’espoir qu’elle nous porte bonheur et que nous soyons un jour réunis »
Le dimanche qui suivit, La maîtresse rédigea sa lettre.
A notre soldat du Golfe, inconnu St-Quentin, le 14 février 1991.
Je suis institutrice à l’école Camille Desmoulins
Nous espérons que la lettre, la cassette, les dessins et les photos vous parviendront. Nous ignorons qui recevra cet envoi. Qui le lira. Nous ignorons si nous aurons une réponse ; mais, d’avoir accompli cette démarche a donné de l’espoir à mes enfants qui ont entre cinq et six ans.
PS : Dernière minute Vendredi 15 février :
« Au moment d’écrire l’adresse sur l’enveloppe, Mme. C. nous a communiqué votre nom et votre adresse. Vous allez avoir vingt ans dans quelques jours là-bas loin de la France. Vous vous êtes engagé comme chauffeur dans les services de santé à 15 km/ de Riad. Vos parents sont inquiets mais ils seraient heureux que cet envoi vous parvienne.
C’est donc à vous Dominique que cette enveloppe est destinée. Nous vous souhaitons, bonne réception et nous espérons une réponse ; en attendant peut-être de vous rencontrer à votre retour. Bon courage et BON ANNIVERSAIRE ! »
Mathilde
RIAD, ARABIE SAOUDITE Vendredi 21 mars 1991 :
La journée avait été rude. Une chaleur accablante plombait l’atmosphère. Les opérations avaient été dangereuses et il y avait eu de la casse. Des chars s’étaient ensablés. De violents engagements avaient eu lieu et une escouade était tombée dans une embuscade. Heureusement, il n’y avait que quelques blessés légers. Dominique L. avait sillonné le désert toute la journée au volant de son ambulance ; et il avait ramené les blessés sous la tente qui servait d’hôpital de fortune.
Vers cinq heures, il faisait déjà nuit depuis longtemps. Il remisa son véhicule et se dirigea vers son campement. Le vaguemestre était en train de distribuer le courrier. Moment privilégié où tous se massaient en rond dans l’espoir d’avoir une lettre de France.
- Soldat Dominique L., une lettre de Saint-Quentin !
- De Saint-Quentin ? Je ne connais personne là-bas !
- C’est ton nom oui ou non ?
- Oui
- Alors prends !
Quelques copains entouraient Dominique. Ceux, moins heureux qui n’avaient pas eu de courrier ce jour-là et qui l’enviaient, qui voulaient partager avec lui ces nouvelles de cette France si lointaine.
- Qui est-ce qui t’écrit ?
- Mathilde. Mais je ne connais pas de Mathilde ! Et surtout pas à Saint-Quentin !
- C’est où Saint-Quentin ?
- Une ville de l’Aisne, à vingt kilomètres de mon bled.
- Et bien lis !
Et Dominique se mit à lire… Mais peu à peu tous les copains s’étaient rapprochés de lui, et, assis en rond sur le sable,
écoutaient…
« Je suis institutrice….. »
- Oh ! Regardez ! Il y a des dessins d’enfants, des photos, et même une cassette !
- Il faut l’écouter ! Je vais chercher mon magnétophone, s’écria l’un d’entre eux.
Et dans la nuit étoilée d’Irak, les petites voix frêles, fraîches et innocentes se firent entendre.
Ces petites voix pures et cristallines parlaient à leurs cœurs. Les officiers s’étaient mêlés à eux.
« J’espère que vous allez retrouver vos enfants….
Arrêtez la guerre !
On pense à vous….et on vous aime très fort…. »
Les gorges se nouaient, les yeux s’embuaient ; et la nostalgie les ramenaient bien loin de là, auprès de leurs proches.
Mais quand les voix enfantines se turent, la musique de Mozart s’égrena dans l’air. Un profond silence se fit et l’émotion était à son comble.
Mardi 22 avril 1991 à l’Ecole Camille Desmoulins
En arrivant le matin dans sa classe, la maîtresse repéra tout de suite l’enveloppe entourée de bleu, blanc, rouge et le timbre de l’armée.
Elle attendit avec impatience l’arrivée de tous ses élèves. Puis, les réunit devant le tableau, elle brandit sans un mot la lettre. Aussitôt des cris s’élevèrent :
- Maîtresse, c’est une lettre de Dominique ?
Car Dominique était maintenant un personnage très familier et il ne se passait pas un jour sans que l’on parlât de lui.
- Ouvre vite la lettre maîtresse !
« Chère Mathilde et chers enfants
Depuis que j’ai reçu votre lettre, je ne pense qu’à vous et je n’ai qu’un désir, c’est de rentrer au plus vite en France et de vous rendre visite à votre école pour vous voir, vous embrasser, faire votre connaissance et vous remercier de toutes ces belles choses que vous m’avez envoyées.
Votre lettre m’est parvenue le jour où j’étais le plus triste. J’avais vu des camarades blessés, beaucoup de pauvres gens malheureux à cause de la guerre. Et en plus, c’était le jour de mon anniversaire. J’avais vingt ans, et j’étais loin de mes parents, de mes amis et de mon pays.
Mais grâce à vous, cet anniversaire a été le plus beau et le plus mémorable de ma vie.
J’ai partagé ce beau cadeau avec tous mes copains et nous avons bu à votre santé !
J’espère revenir avant le mois de juin et vous redire tout ça de vive voix.
Dominique L.
- Maîtresse, tu crois qu’il reviendra ?
- Oui, maintenant, j’en suis sûre ! Il a trop envie de vous connaître !
A partir de ce jour, on attendit.
Puis, un après midi de juin, le 25 exactement, on frappa à la porte.
- Bonjour, je suis Dominique.
Fait à Sigean en août 2010